Ça y était. Je voyais enfin les lumières de Montréal qui zigzaguaient dans le pare-brise, dégoulinant au même rythme que les gouttes d’eau, victimes de la gravité. J’avais fait ce voyage des dizaines et des dizaines de fois, dans toutes les conditions imaginables mais jamais il ne s’était passé plus de cinq heures entre le départ et l’arrivée, repas et pause-santé incluses. Jamais avant aujourd’hui. Dans une vie entière, je n’aurais jamais pu imaginer un simple voyage Saguenay-Montréal prendre sept heures. Et dans toutes ces sept heures, pas toutes roulées, évidemment, il n’y avait eu aucun plaisir réel. Pas de discussion à la halte routière avec un bel inconnu, pas de détour insensé pour dégoter un cidre de pommes incroyable dans un patelin au nom imprononçable ni de perte de temps à magasiner des trucs inutiles mais si bons pour le moral.
Autrefois, dans un futur pas si lointain, je serais partie de chez moi à huit heures précises, un café de luxe à la main, il faut bien se gâter un peu, après avoir fait le plein, d’essence et de petites douceurs pour la route, et j’aurais écouté de la bonne musique à tue-tête pendant la totalité du trajet, à deux ou trois arrêt pipi près. J’aurais prononcé tout haut tous les noms de villages étranges sur la route comme Issoudun et Sainte-Eulalie, sans compter que j’aurais aussi passé un commentaire sur le prix de l’essence selon ma localisation géographique.
Une fois arrivée à Montréal, je me serais dirigée immédiatement dans le Centre-ville pour manger une bouchée et dépenser plein de beaux dollars sur des vêtements trop chers et d’autres souliers, et d’autres sacs à main. La belle vie. À 6 h 30, je me serais dirigée, à l’aide de mon iPhone, vers l’appartement de mon ami, chez qui je me serais pointée sans m’annoncer. Il aurait eu la surprise de sa vie en me voyant et puis nous aurions pris un fabuleux repas, chez lui ou ailleurs, en buvant de la bière et du bon vin, jusqu’à ce que notre foie mette fin aux hostilités. J’aurais ensuite pris un taxi vers mon hôtel et serais partie me coucher, saoule mais satisfaite, fatiguée mais heureuse, et j’aurais dormi jusqu’à midi le lendemain pour ensuite revenir à la maison. Comme je le faisais si souvent. J’aimais l’idée d’aller souper à Montréal.
Aujourd’hui, le voyage s’était déroulé bien différemment. Je m’étais couchée la veille avec un besoin fou de liberté, bien-sûr, comme toutes les autres fois d’avant où j’avais décidé de faire un « Road Trip » le lendemain. Pas une liberté totale, qui permet de faire n’importe quelle connerie sans considérer les conséquences. Pas non plus la liberté qui nous empêche de dire où nous allons et ce que nous allons faire. Juste une certaine liberté. À ne pas confondre avec une liberté certaine. Seulement la liberté de ne pas faire exactement la même chose que d’habitude, à la même heure que d’habitude pour deux toutes petites journées. Et un peu de fantaisie. Une fantaisie saine et rafraîchissante. En fait, depuis quelques semaines, j’étais déprimée, tout simplement.
Aujourd’hui, les conditions étaient un peu différentes, certes, mais je devais absolument sortir de la maison, j’en avais intensément besoin. Je m’étais donc extirpée du lit à 6 h, fidèle à mon habitude de la dernière année, et j’avais mis la machine en marche. J’avais soigneusement choisi mon habillement du jour, mon jean le plus confortable, un chandail à col roulé fuchsia et un veston gris. Pas mal. J’avais ensuite pris la peine de me dessiner un visage, mettant de l’accent sur les yeux, et m’étais ensuite légèrement aspergée de parfum, pour le moral. Dehors, il faisait encore nuit noire et il y avait un lourd brouillard, signe d’une journée potentiellement ensoleillée et relativement chaude, pour la saison. J’avais ensuite rassemblé tout le nécessaire pour la virée de deux jours et une nuit puis avais avalé rapidement un bol de céréales. Jusqu’à maintenant, tout était parfait. J’étais « dans les temps ».
Pourtant, je n’étais montée en voiture que cinq longues heures plus tard. Ce qui aurait dû être un matin ordinaire s’était métamorphosé en matin catastrophe. Mathieu, mon fils, s’était levé à 6 h 30, comme à l’habitude. Il avait englouti son petit déjeuner avec appétit, puis était allé jouer avec ses blocs, pendant que je rangeais. Il n’aurait pas été juste de laisser un chaos derrière moi, alors que mon conjoint risquait de revenir de sa conférence tard dans la nuit, ou le lendemain. J’espérais qu’il ne m’en voudrait pas d’avoir emmené Mathieu dans une virée éclair…
Une fois le petit garçon habillé, coiffé de son plus beau bonnet et bien installé dans son siège, j’avais rempli la voiture et m’étais installée au volant et nous étions partis, avec une avance d’une demi-heure. Miracle!
Nous n’avions pas roulé vingt minutes qu’une odeur légère mais indéniable de caca d’enfant m’avait titillé les narines. C’était peu approprié, elle serait sans doute bien écrasée contre ses fesses mais l’idée cette crotte m’avait soulagée. Je m’étais dit que je n’aurais plus à m’en soucier du reste du voyage. Le temps était chaud, je le changerais sur le siège, nul besoin de trouver une salle de bain.
Ce n’était que trois heures plus tard, après être retournée à la maison, avoir donné un bain à Mathieu et avoir lavé son siège d’auto que nous étions réellement partis. Une autre heure plus tard, alors que mon petit garçon était en crise d’hystérie depuis ce qui me semblait mille ans, l’Étape avait finalement cru bon montrer le bout de son nez, entre tous ces arbres. Une fois à l’intérieur, je n’avais pu réprimer cette pensée, que j’avais à chaque fois, de me demander pourquoi les gens ressentent le besoin de manger ici, alors qu’il y a mieux environ une heure avant et une heure après le grand bois. Quelle urgence de payer si cher pour manger ordinaire entourés de gens trop enthousiaste à l’idée de rencontrer quelqu’un qui connaît quelqu’un qu’ils connaissent?
Cette pause santé, qui devait durer cinq petites minutes en avait finalement duré quarante-cinq, à courir jusque dans la salle de bain des hommes pour attraper un petit homme qui n’avait aucune envie de se retrouver à l’étroit dans son siège à nouveau.
À peine de retour dans la voiture, Mathieu était déjà KO, sa course folle devait l’avoir fatigué. Alors que je redémarrais la voiture, un homme, au loin, attira mon attention. Il était de dos et détonnait un peu du paysage. Trop peu habillé pour la température, le capuchon sur la tête, un nuage blanc opaque au-dessus de sa tête trahissant une cigarette fumée en vitesse, il était exactement comme j’imaginais Charles. Je l’avais vu en photo seulement mais si jamais eu à lui imaginer une entité corporelle, elle aurait été comme ça.
C’était en me demandant pourquoi les gens ne regardaient pas la température avant de sortir que j’avais repris la route vers la métropole. Un deuxième arrêt, aussi long que le premier, nous avait encore ralentis puis voilà où nous en étions, quatre heures plus tard, à l’entrée de la ville. J’y croyais à peine.
Une autre demi-heure plus tard, j’escaladais, les bras pleins de Mathieu, du sac à couche, du sac à lunch, l’escalier qui me mènerait vers cet inconnu, qui n’en était pas vraiment un, finalement, puisque nous correspondions depuis déjà longtemps, partageant une passion commune.
Ce n’est qu’une fois arrivée devant la porte, alors que je regrettais de ne pas avoir annoncé ma visite, que j’ai réalisé que Mathieu avait oublié sa patience dans la voiture. Il hurlait à pleins poumons, douleur vive de son écoeurantite aigüe, quand j’ai frappé à la porte de l’appartement. Aucun bruit. Merde. Alors que je sortais mon téléphone péniblement de ma poche pour appeler ma belle-sœur afin de lui annoncer que j’arriverais plus tôt que prévu, la porte d’en face s’ouvrit. Cette fille, je ne la connaissais pas, mais je connaissais son existence. Je savais même son nom. Véronique. Mathieu s’est tu en la voyant. Merci Véronique.
Certes, elle n’était pas du tout comme je l’avais imaginée. En fait, dans mon imaginaire, elle n’était qu’une identité sans enveloppe corporelle. N’importe quoi m’aurait surprise. D’un air beaucoup trop amusé, elle me demanda si je cherchais Charles. Malgré toute mon exaspération, j’ai omis mon commentaire, qui serait sans doute sorti en éclair, enveloppé d’une couche épaisse de sarcasme. À la place, j’ai hoché nerveusement la tête. L’évolution de mon inquiétude semblait aller de pair avec son sourire. Elle savait quelque chose que j’ignorais. J’ai étiré le cou derrière elle, comme pour voir s’il ne s’y cachait pas, à moitié nu, inquiet à savoir laquelle de ses maîtresses pouvait bien se pointer chez lui sans avertissement. Rien. Voyant mon intérêt pour son chez-elle, elle dit, tout simplement, toujours tout sourire :
« Julie, c’est ça? »
J’ai acquiescé, me disant qu’il avait fort probablement déjà parlé de moi. Et là, elle a carrément éclaté de rire. Moi, je ne trouvais plus ça drôle. Mathieu, qui est relativement bon public, a aussi éclaté de rire. Sa phrase suivante, elle, m’a surprise :
« Tu lui avais dit que tu étais déprimée ces derniers temps, hein? »
« Oui, en effet »
« Il est allé te remonter le moral chez toi… »
Excellent! J'adore! Merci! Merci! Merci!
RépondreSupprimerDélicieux!
Je t'adore!