Le premier du mois
Aujourd’hui, c’était le premier jour du mois. Fidèle à elle-même, Béatrice s’était attelée à la tâche dès le réveil. De toutes les tâches qu’elle devait accomplir dans un mois, celle-ci était la plus importante. D’ailleurs, elle se refusait toute distraction avant de l’avoir complètement terminée. Si jamais une envie pressante d’aller au petit coin se présentait, elle se le permettrait, mais rien de plus! Elle l’évitait d’ailleurs à tout prix puisqu’elle n’avalait aucun liquide avant que la dernière paire ne soit étendue.
Sans savoir pourquoi, Béatrice avait une fascination obsessive pour les lacets. Elle en possédait trente-deux paires. Elle avait fonctionné avec trente et une paires pendant quelques années, avant de conclure qu’une trente-deuxième était indispensable. Puisque les lacets devaient rester suspendus pendant au moins huit heures après qu’ils soient lavés pour s’assurer qu’ils soient exempts de toute humidité, elle s’était obligée, pendant toutes ces années, à rester confinée chez elle, pieds nus, pendant la durée du séchage. Son patron s’était vite interposé, après quelques absences difficilement explicables. Il ne tolèrerait certainement pas une absence d’une journée complète de travail, plusieurs fois par année, sans motif valable pour le commun des mortels.
Chaque jour, au réveil, Béatrice s’assoyait par terre, prenait ses souliers de cuir noir, enlevait délicatement les lacets, allait les suspendre sur la porte de la penderie, sur le clou correspondant à la date de la veille, nettoyait soigneusement les souliers puis enfilait les lacets du jour. Le processus était machinal et redondant, chaque matin qu’il lui fut donné de se lever. À ce jour, Béatrice n’avait jamais failli à sa tâche et tous ses lacets étaient dans un état de conservation à faire pâlir d’envie les amants de lacets de ce monde. Dans un monde idéal, elle n’aurait eu qu’une seule paire de souliers depuis ses débuts, mais elle avait dû se résigner à les changer tous les dix ans, usure oblige. La troisième paire de sa vie d’adulte était encore presque neuve, le cuir avait à peine perdu son lustre au niveau du gros orteil.
Le mode de roulement des lacets était fort simple. Les paires numéro 2 à 30 étaient utilisées à leur date spécifique. La paire numéro 2 par exemple, une paire de lacets très ordinaire, noirs et plats, ornait fièrement ses souliers le deuxième jour du mois. C’en était ainsi jusqu’au trentième jour de chaque mois. Alors que la paire 31 chômait cinq fois par année, les paires numéro 1 et 1-A alternaient les premiers du mois. Février aidant, les paires numéro 29 et 30 pouvaient se reposer un peu plus souvent.
Sa collection de lacets n’était pas composée exclusivement de lacets noirs, mais en revanche, ils étaient tous plats. N’ayant jamais osé les couleurs criardes, sa plus grande fantaisie était une paire de lacets bruns, la 1-A. Les trente et une autres se déclinaient dans une palette allant du gris charbon au noir bleuté, en passant par le noir jais. Béatrice se croyait apte à les identifier, en cas de problème, mais ne prenait pas le risque de les mélanger, par souci d’efficacité.
Même si la trente-deuxième paire, la 1-A comme elle aimait l’appeler, faisait partie du lot depuis maintenant vingt-deux ans, elle ne s’y était jamais vraiment habituée. Sa simple vue la rendait mal à l’aise. Elle qui aimait la régularité, la constance, la logique, trouvait incongru la garde partagée pour les lacets du premier du mois. Malgré ce problème, elle n’arrivait pas à élaborer une autre méthode. Elle y pensait souvent, avait parfois des éclairs de génie, qui se soldaient cependant toujours par une déception.
Ce jour-là, un samedi, Béatrice ne travaillait pas puisque le bureau de poste n’était ouvert que du lundi au vendredi, de 10 h à 16 h. Elle y était employée depuis maintenant vingt-trois ans. Ses collègues de travail ne l’appréciaient pas particulièrement, et c’était réciproque, mais elle était compétente, rapide et possédait une mémoire phénoménale. Béatrice n’était pas dupe, elle savait que les autres parlaient d’elle. Cette situation l’indifférait. N’ayant jamais eu d’amis, et encore moins le besoin d’en avoir, elle se complaisait de cette situation, et détestait la simple idée d’avoir une vie sociale en dehors du travail.
Comme toutes les fins de semaine, elle s’était permis de dormir jusqu’à 8 h. Elle s’était réveillée tout juste avant que le réveil ne sonne et avait même pu voir les chiffres de son vieux réveil matin tourner de 7 h 59 à 8 h. Ce réveil rétro, elle l’avait dégoté dans une vente-débarras, il y a de cela plusieurs années. Elle avait eu le coup de foudre pour le plastique brun et la simplicité de l’appareil. Après l’avoir astiqué et branché, elle s’était aperçue qu’il faisait un son étrange. Un genre de grondement. Finalement, au fil du temps, ce malheureux grondement était devenu son allié, et elle n’avait pu se résoudre à s’en défaire.
Il lui fallait habituellement deux heures et demie pour laver les trente et une paires de lacets sales, la trente-deuxième ornant fièrement ses chaussures le jour du lavage. Ce matin-là, elle en était à la vingt et unième paire lorsque, sans s’être annoncée, sa mère entra chez elle. Béatrice sentit la panique s’emparer d’elle. C’était la première fois qu’elle était interrompue de la sorte. Il arrivait fréquemment que le téléphone sonne ou que l’on frappe à la porte, et elle ignorait ces tentatives d’intrusion à tous coups, mais elle n’aurait jamais pensé que sa mère puisse oser la déranger en CETTE journée. Elle qui SAVAIT que Béatrice n’était pas disponible. Ce matin, après avoir frappé sans succès, Mère avait osé utiliser sa clé. Pourtant, par le passé, Béatrice s’était montrée très insistante sur le fait qu’elle, ni personne d’autre d’ailleurs, ne devait entrer chez elle le premier du mois avant midi. Comment avait-elle pu?
La fureur s’empara d’elle, mais elle était bien trop occupée pour se laisser aller. Béatrice poursuivit sa tâche, tout en sentant les larmes lui piquer les yeux. Sa mère l’aimait, elle le savait, mais elle était trop dure avec elle. Elle lui disait fréquemment des choses méchantes. La semaine dernière, encore, elle lui avait que son obsession pour les lacets tenait de la folie, et qu’elle n’était certainement pas la seule à le penser. Les gens parlaient, autour d’elle.
« Je ne suis pas folle! s’était défendu Béatrice, furieuse. Tous ces gens qui me croient folle ne sont en fait que des jaloux, ils n’ont pas la moitié de ma patience et de ma rigueur. Les gens heureux dérangent les autres, c’est bien connu! »
Mais était-elle heureuse, de toute façon? Elle n’en avait aucune idée. Elle savait cependant qu’elle n’était pas mal, et cela lui suffisait. Sa vie lui convenait à merveille. Elle était routinière, soit, mais qu’y avait-il de mal à cela? Elle était fidèle à elle-même. Elle avait tant à faire dans une journée qu’elle n’aurait pu avoir d’amis, de toute façon. Quand aurait-elle pu nettoyer, ranger, trier ses choses? Les gens ordonnés ont besoin de temps pour mettre de l’ordre. Celui qui est ordonné dans ses affaires l’est aussi dans sa tête, se répétait-elle sans cesse, comme pour se convaincre. Béatrice ne se souvenait plus d’où elle tenait cette citation, mais elle l’avait déjà entendue, et en avait fait son adage. Ses idées étaient aussi claires que ses tiroirs. Si elle avait pu les classer par couleurs, comme elle le faisait avec ses bas, ses petites culottes et ses foulards, elle l’aurait certainement fait!
Ses journées étant planifiées au quart de tour, il n’était certainement pas question qu’elle interrompe son activité pour faire la conversation à sa mère. Elle attendrait, ou s’en irait, à sa guise. Béatrice aurait bien préféré qu’elle s’en aille, mais quelque chose lui disait qu’il n’en serait rien, qu’elle ne bougerait pas tant qu’elle n’aurait pas exposé clairement la raison de sa présence. Sa mère la fixait, le regard dur et la bouche crispée. Il ne fallait pas chercher le pourquoi de toutes ces rides en éventail autour de la bouche aux lèvres minces et sèches. Sa mère était laide. Elle priait tous les soirs pour ne pas lui ressembler en vieillissant.
Ne lui adressant même pas un regard furtif en passant près de la porte, Béatrice retourna à l’évier, draina l’eau usée de la paire 21 et en fit couler de la propre, brûlante, pour la 22. Elle frotta, les mains dans l’eau chaude savonneuse, pendant les deux minutes minimales requises puis, admettant qu’elle ne s’habituerait jamais à se tremper les mains dans une eau si chaude, draina l’eau sale, en fit couler de la propre, submergea les deux lacets dans l’eau tiède, les agita, puis les passa une dernière fois sous l’eau froide. La sensation de cette eau froide sur ses mains irritées était si bonne que c’est un peu l’image qu’elle se faisait, dans son ignorance naïve, du plaisir sexuel. Elle n’avait en effet jamais eu de contact physique avec qui que ce soit, autre que les contacts stériles, mais nécessaires avec sa mère. Cette dernière d’ailleurs, toujours immobile, la regardait d’un air incrédule. Ou était-ce de la haine? Béatrice n’avait jamais su déchiffrer sa mère. Au moins, elle ne la dérangeait pas. C’était la première fois que quelqu’un la voyait à l’œuvre. Elle ne savait pas si elle devait être fière ou embarrassée. Dans le doute, elle resta neutre, mais s’autorisa à lancer un coup d’œil subtil à sa spectatrice une fois de temps en temps, pour lui rappeler qu’elle n’était pas bienvenue.
Le pas incertain, vu l’envahisseur, elle se dirigea vers le support de séchage, au fond de l’appartement. Elle étendit la paire qu’elle avait en main et lissa machinalement les vingt et une autres pour éviter qu’elles ne frisent. Quand elle se releva pour aller à la paire suivante, elle sursauta. Sa mère était tout près d’elle. Comment s’était-elle approchée à ce point sans que Béatrice l’entende? Sans un mot, elle la contourna nerveusement et retourna à l’évier. En chemin, elle entendit un bruit sourd, suivi d’un murmure à peine audible. Elle avait envie d’aller voir, mais elle devait aller laver cette paire maintenant. Ce qu’elle fit.
Lorsqu’elle revint au séchoir à lacets, elle ne put retenir un cri d’horreur. Sa mère était étendue sur le sol, la lourde chaise de bois qui lui servait habituellement à atteindre le haut de la bibliothèque reposait sur ses jambes, qui se courbaient quant à elles dans un angle peu naturel. Elle était immobile et sous son corps immense, les lacets éparpillés. Béatrice était à court de souffle. L’urgence de la situation la poussa à agir, vite. Elle inspira profondément et bougea le corps inerte de sa mère. De peine et de misère, elle réussit à la tourner sur le côté. Ce que Béatrice vit eut l’effet d’un coup de fouet en plein visage. La plupart de ses lacets gisaient dans une marre de sang, mélangés les uns aux autres.
Elle plaça les deux lacets propres qu’elle portait sur l’épaule en sécurité et ramassa tous ceux tachés de sang. Elle courut les faire tremper dans l’eau froide. Elle craignait ne jamais être capable de les distinguer à nouveau à un point tel que ses joues devinrent une rivière de larmes. À cet instant précis, elle regretta de ne pas avoir osé la couleur ou mieux, renvoyé sa mère dès son arrivée. Pendant que le tout trempait, elle regroupa les survivants, qu’elle déposa à plat sur le bureau près du séchoir. Elle tenta tant bien que mal de les mettre en ordre, mais hormis la paire 1-A, la brune, elle avait peine à les reconnaître. Ce devait être la frustration, la panique. Dès qu’elle se serait calmée, elle y verrait plus clair. Elle en était convaincue. Elle devait être convaincue.
Trois jours plus tard, Béatrice n’avait toujours pas réussi à remettre sa collection en ordre. La chaleur qui régnait dans l’appartement était intenable. Elle avait dû fermer la fenêtre, deux jours auparavant, parce que le festival qui se tenait deux rues plus loin l’empêchait de se concentrer. Juillet était chaud et humide, et elle n’avait pas de climatiseur, ni même de ventilateur.
Des gens étaient venus frapper à sa porte, elle les avait entendus, mais elle n’avait pas bougé d’un poil. En fait, elle n’avait pas bougé de sa chaise depuis plus de quarante-huit heures. Au début, l’odeur d’urine qu’elle dégageait l’avait incommodée, tout comme la sensation, mais elle s’y était habituée, de même que l’odeur douceâtre qui émanait de sa mère. Elle avait reconstitué sept paires et ne se lèverait qu’une fois sa tâche terminée.
Malgré tous ses efforts, elle n’arrivait plus à se concentrer. Était-ce à cause des gens qui venaient sans cesse frapper à sa porte en hurlant : « Il y a quelqu’un? » L’odeur infecte avait-elle traversé la porte? Était-ce la déshydratation? La faim? La fatigue? Ses idées étaient tellement embrouillées!
Plus tard, ce même jour, Béatrice se sentit faible. Elle tentait tant bien que mal de rester concentrée à sa tâche, mais elle se sentit faillir. Elle s’écroula, tout doucement, pour aller atterrir tout près du cadavre de sa mère. Elle sut qu’elle était morte lorsqu’elle vit de haut son propre visage, horrifié, fixant béatement tous ces gens, des inconnus, qui entraient et sortaient de chez elle, et qui, sans même s’en douter, détruisaient ce pourquoi elle gisait sur le sol, balayant froidement, presque vulgairement, tous ses lacets jusqu’à en faire tomber par terre, simplement pour y déposer le matériel de premiers soins, comme s’ils n’étaient que vulgaires ornements de chaussures…