Il n’y a pas une heure, je n’avais même pas idée que le mot « palefrenier » existait et maintenant, j’étais follement amoureuse d’un de ceux-là. Bon, je ne l’avais pas vraiment vu de très près, ni même distingué ses traits, mais, de loin, il était parfait. La démarche sans doute. Ou le cou. Il avait un beau cou.
Je dois admettre que son étrange chapeau faisait penser à un abat-jour, et que ses épaisses lunettes laissaient deviner une cécité partielle, sinon plus, mais il avait l’air tout à fait charmant. La journée était moche, j’étais moche, déprimée et lasse d’exister, mais ce jeune homme, du moins semblait-il l’être, de par sa simple existence, étirait mes lèvres gercées en un sourire niais, faisait briller mes yeux ternes.
Si j’étais d’un naturel fonceur, j’étais plutôt de type « reculante » aujourd’hui. En fait, la laideur de cette journée y était pour quelque chose dans cette hésitation. Pour tout en fait. Ce qui devait être un sympathique déjeuner de famille, grand-mère et tante obèse incluses, s’était transformé en une réplique assez convaincante d’une mauvaise comédie.
En effet, la tante obèse, moche et sale ne suffisant apparemment pas à gâcher une journée, il avait fallu que la pourriture de la galerie s’y mette aussi. Alors que, fidèle à moi-même, je portais un lâche chargement « chambranlant » de condiments et autres délices directement achetés du magasin à un dollar, sans doute à l’époque où tout était encore à un dollar, en direction des convives, ou « connesvives », la galerie, dans un craquement sourd, presque mou, s’était effondrée sous mes pieds.
Ma taille de guêpe aidant, j’avais aisément passé à travers le trou béant et je m’étais retrouvée illico dans les toiles d’araignées, les perce-oreilles, les restants de moulures décoratives, dans une position incompatible avec toute forme de dignité. Étrangement, je tenais encore fermement les bouteilles de moutarde préparée et de sauce piquante, comme si tel était mon devoir.
Davantage moralement que physiquement blessée, c’est avec dégoût que j’avais aperçu l’horrible menton barbu de ma tante obèse, me toisant à travers l’écoutille. Cette image, en plus de me donner la nausée, ou encore était-ce l’odeur du gazon en décomposition, m’avait laissé une espèce d’envie de tuer, qui collait.
J’étais sortie de ce cauchemar depuis au moins deux heures, et ma joie de vivre n’avait toujours pas refait surface, jusqu’à ce que j’aperçoive le fameux palefrenier.
Ce dernier s’avançait justement vers moi, titubant, et ma foi, il était loin d’être moche! Dans un dernier espoir de sauver les meubles, ou ma dignité du moins, j’ai enfoui mes mains dans mes poches, à la recherche d’un quelconque moyen de neutraliser mon haleine stagnante. J’avais un goût de lait dans la bouche, qui devait s’être transformé en fromage, depuis, et tout ce que j’avais dans mes poches pour me sauver la peau c’était… un « zesteur ». Oui, le truc pour retirer la partie foncée de la pelure des agrumes. Si encore l’agrume était venu avec. Mais non. Et dire que j’avais oublié de le rendre à ma mère, en plus. Mon escapade matinale m’avait un peu sonnée.
Maintenant, s’il venait me parler, j’aurais deux choix, soit j’assumerais pleinement ma consommation de calcium et son résiduel malodorant, ou encore je me sauverais à toutes jambes, priant pour qu’il soit réellement aveugle, et qu’il ne me reconnaisse pas la prochaine fois.
Au moment même où il était assez près pour que je le touche, où j’ai pu voir la couleur de ses yeux, qu’il a d’ailleurs évité de plonger dans les miens, fixant sans fléchir un objet au loin, il sourit. Instantanément, la porte du garage s’ouvrit et une belle jeune femme, tenant un énorme étui, entra. Déposant un tendre baiser sur ses lèvres parfaitement hydratées, il empoigna l’étui géant en s’écriant, tel un bambin devant son nouveau vélo : « Mon violoncelle! »
Déconfite, je me dirigeai vers ma voiture, une seule conclusion en tête : je déteste le violoncelle. Sinon, comment m’étais-je retrouvée ici, de toute façon?